Il y a bientôt quarante ans Robert Schumann entrait dans sa dernière et plus profonde nuit.
Clara Schumann – 1819-1896
Depuis, Clara, son épouse adorée, n’a jamais cessé d’entretenir avec son cher disparu une chaleureuse intimité au travers des très nombreuses partitions de Robert, qu’elle se plait à lire et relire, à classer, et, pianiste exceptionnelle qu’elle est, à jouer, pour elle-même ou pour ses enfants, désormais.
Voilà deux ans que Clara ne se produit plus sur les scènes de France, d’Angleterre ou de Russie, qui la réclament tant ; elle a arrêté d’enseigner au Conservatoire de Francfort, et termine en ce moment une édition complète des œuvres de son génial époux, tout en composant encore quelque peu.
Il faut dire qu’en cette année 1893, elle approche les 74 ans. Il est loin le temps où elle défendait avec ardeur les conceptions musicales traditionalistes de Johannes Brahms, face aux modernistes lisztiens.
Johannes Brahms – 1833-1897
Brahms n’a qu’une soixantaine d’années.
Depuis sa rencontre avec les Schumann en 1853 à Düsseldorf , Johannes, qui voue à Robert à la fois une profonde reconnaissance, vite devenue véritable amitié et une réelle admiration, est fasciné par Clara ; amoureux, discret mais constant, de la belle personne qu’elle est – toutes acceptions confondues.
Dès les premières années, le jeune Brahms, à qui elle avait autorisé le tutoiement, lui écrivait déjà : " Tes lettres sont pour moi comme des baisers ". Et lucide, quelques années plus tard, s’étant résigné à l’idée qu’il ne prendrait jamais la place de Robert dans le cœur de " sa " Clara : " Les passions doivent vite s’éteindre, ou alors il faut les chasser " .
Peu de temps avant d’entrer dans la maladie qui lui sera fatale, Brahms, en cette année 1893, dédie à celle qui jamais n’aura quitté son cœur, six pièces pour piano, (Sechs Klavierstücke), qui portent le numéro d’opus 118.
La deuxième de ces pièces, un Intermezzo parmi les quatre contenus dans cet ensemble, est précédée de la mention " Andante teneramente " (Andante tendrement). Le pianiste sait ainsi tout ce qu’il doit savoir…
Que de tendresse dans les confessions intimes que Johannes fait ici à Clara. Pour parler de cette musique, peut-être la plus dense et la plus chargée d’émotion, que le compositeur a écrite, il faudrait employer le ton du secret. Tout, dans les pastels de la polyphonie et dans le rythme alangui du phrasé, appelle au souvenir délicatement nostalgique, d’une ancienne histoire d’amour qui ne saurait finir. Tout l’amour d’une vie dans son écrin de tendresse, d’élans intenses, d’extases pudiquement retenues, et de regrets aussi, s’y trouve exprimé, avec douceur. Ultime confidence susurrée au creux d’une oreille, comme un tendre baiser déposé juste avant un long sommeil.
Que d’amour sincère et mélancolique dans les délicates harmonies de ces pages !
Comment ne pas s’étonner de découvrir chez ce jeune pianiste néerlandais d’une vingtaine d’années à peine, Arthur Jussen, autant de maturité capable d’éclairer avec autant de justesse la palette d’émotions rassemblées dans cet Intermezzo au terme d’une vie aussi riche et aussi dense que celle de Johannes Brahms ?
Mais aussi, comment ne pas s’émerveiller ?