Johannes Vermeer (1632-1675) – La jeune fille à la perle (1665)
Non ! Cette fois-ci c’en est trop ! Je ne partirai décidément pas encore aujourd’hui pour mon île déserte au bout du monde.
Et pourtant tout était prêt, ou presque – comment pouvait-il en être autrement avec 437 kilos de bagages préparés après une sélection des plus sévères ? – N’en doutez pas !
Vérification faite, mes auteurs favoris, invités pour la circonstance, étaient déjà installés dans la malle aux livres ; pas un ne manquait à l’appel : romancier ou philosophe, historien ou essayiste, tous tenaient leurs plus belles pages à ma disposition. Aucun, parmi la myriade de poètes, n’avait essayé de fuir sa prison provisoire pour un inaccessible nuage fabricant de rêves.
Scénaristes, metteurs en scène et comédiens de tous pays, sagement confinés dans les boites de leurs vidéos espéraient l’inévitable moment de leur projection dans la lumière.
Au complet, blottis dans l’énorme malle verte, les musiciens, instruments finement accordés, n’attendaient plus que le déclic de la télécommande pour emplir l’air de leurs mélodies hypnotiques. En prêtant l’oreille, on pouvait même entendre, par delà le capiton de la valise, quelque ténor échauffant sa voix.
Déserte, mon île… ?
A ma grande satisfaction, les peintres que j’aime m’avaient chacun confié, pour flatter mon insulaire galerie, la toile – l’originale, bien évidemment - que j’avais choisie avec soin parmi leurs merveilles respectives. Seuls Léonard de Vinci et Charles Munch avaient dû me refuser la Joconde et le Cri, n’ayant pu résister à la force de rétention des musées qui abritent ces trésors, au prétexte que ce sont les tableaux les plus vus au monde. Soit ! On ne résiste pas à la force du nombre…
Je n’en consacrerai que plus de temps à La jeune fille à la perle, ce portrait mythique, peint par Vermeer, de cette jeune fille à la lèvre pulpeuse, la tête sertie d’un turban bleu, qui esquisse par dessus son épaule un sourire d’une infinie discrétion, fixé une fois pour toutes sur la toile et pourtant modifiant son expression à chaque nouveau regard posé sur lui.
Tout donc allait pour le mieux, ou presque, lorsque, malédiction, ma mémoire me signala que mon illustre adorée ne serait pas non plus du voyage, détenue encore à Bologne jusqu’à fin mai et exhibée au Palazzo Fava, pour une exposition temporaire.
Alors déception, colère, abnégation et annulation. Imaginerait-on un voyage de noces sans bienaimée ?…
Une autre fois l’île déserte… Et d’ailleurs… il y pleut en ce moment…
Je me contenterai, en attendant une nouvelle occasion, de "naviguer" en rêvant… de La jeune fille à la perle, bien sûr, – ou comme l’on disait avant le film de Peter Webber en 2003, La jeune fille au turban.
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Fin 1999, paraît un roman de Tracy Chevalier, " Girl with a pearl earing " (La jeune fille à la perle), dans lequel l’auteure anglo-américaine de romans historiques laisse pénétrer son regard au plus profond du tableau de Vermeer, jusqu’à inventer la vie de ce modèle dont le Maître peint ce célèbre portrait en 1665. Ainsi, apprend-on de la vie imaginée de la jeune Griet, issue d’une famille très modeste, qu’elle entre au service de la maison Vermeer où elle est particulièrement mal accueillie.
Avec le regard qu’elle porte sur la Delft de l’âge d’or de la peinture hollandaise, et qu’elle décrit comme un peintre le ferait avec ses pinceaux, Griet nous fait découvrir sa sensibilité artistique qui, adjointe à sa beauté, ne peut laisser insensible le Maître Vermeer. Il en fera son assistante et son modèle, l’accueillant dans son intimité et attisant ainsi dans la ville le motif du scandale.
Progressivement le roman lève un coin du voile sur la vie de Vermeer, ses relations avec Van Ruijven, son mécène, sa vision d’artiste, ses techniques de couleurs. Et bien sûr, à travers les yeux de Griet, le livre brosse le décor de cette maison dont chaque mur sert de support à une scène souvent intimiste et toujours colorée que le Maître a fixée sur la toile, comme " La femme au collier ", " La robe écarlate " ou " La laitière ". Tracy Chevalier décrit ces tableaux avec tant de simplicité et de précision qu’elle pourrait métamorphoser en voyeur le malheureux privé de ses yeux.
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En 2003, le cinéaste Peter Webber adapte ce roman à l’écran et confie les rôles de Griet à Scarlett Johansson et de Vermeer à Colin Firth. Les deux acteurs s’intègrent avec une juste délicatesse dans cet univers hollandais du XVIIème siècle. Au delà du drame humain qu’il présente, le film fait œuvre de fine pédagogie tant pour faire connaître le peintre lui-même dans son univers que pour faire pénétrer l’intimité de son œuvre. L’exceptionnelle minutie de la réalisation et la fidélité aux lumières de l’époque, telles qu’en témoignent les tableaux de Vermeer, proposent un passionnant voyage qu’il serait dommage de ne pas accomplir.
Parmi les très nombreuses nominations du film au cours des grandes compétitions cinématographiques de 2004, il ne semble pas que la musique originale d’Alexandre Desplat ait suscité de grandes émotions dans les jurys successifs. C’est peut-être pour la même raison que ce passionné de musique qui publie de belles vidéos sur internet s’est amusé à coupler quelques plans du film avec un des airs les plus célèbres de Haendel, " Lascia ch’io pianga " (Laisse-moi pleurer), extrait du deuxième acte de son opéra " Rinaldo ".
Il ne faudrait pas chercher plus loin que le mariage esthétiquement heureux des images et du son, d’autres raisons, factuelles ou historiques, à cette association. Que seul le plaisir de l’instant gouverne vos sens en visionnant ce montage réussi !
Moi, je vais défaire mes valises…